Victoria ou les racines pelées
Elle est née sous X dans un hôpital parisien et son prénom, Victoria commence par un V, à croire que sa destinée se trouve dans les dernières lettres de l’alphabet. Celles qui sont difficiles à retenir quand on apprend à écrire. Celles qui sont les moins utilisées de la langue française. Elle est née en mai 1980, c’était un mardi, il était 8h55. Elle est entrée dans la clinique dans une poche chaude et humide aux rythmes chaloupés d’un bassin en mouvement. Elle est sortie avec une lettre accrochée pour toujours au front de sa vie ‘Née sous X’. Comme un tampon indélébile sur une feuille de route.
A quarante ans passés, Victoria est venue me voir avec l’espoir de retrouver cette lettre, de raccrocher le chainon manquant de son histoire, de mettre un visage sur son arbre, une photo, de compléter son alphabet. Petite, elle savait chanter toutes les lettres : le A évoquait l’Avion, le B le Bol de chocolat chaud, le S le Soleil, le R le Roulis des vagues mais le X était désespérément vide : un creux, un trou, un gouffre au fond d’elle qui l’empêchait d’avancer sereinement. Pourtant, elle estimait avoir eu une belle vie : adoptée dans une famille aimante pour qui les valeurs baignaient dans l’amour et la transmission, elle avait grandi auprès de parents qui faisaient rimer adoption et filiation.
Elle me parle cependant de ce vide, de ce manque de lien et de cette soif de savoir… Elle exprime ce besoin de raconter une histoire pleine à ses enfants et d’en compléter les blancs. Elle me décrit la sensation d’avoir des racines pelées qui l’empêchent parfois de puiser l’énergie nécessaire à sa vie.
Elle a réalisé un test génétique à l’étranger et par chance il matche bien avec deux personnes. Mon travail consiste alors à chercher le lien entre Victoria et ces deux familles. Doucement avec la constance du colibri qui prend une goutte à la fois, j’ai observé les indices, cherché les actes, émis des hypothèses, corrigé l’arbre, ajouté des branches, questionné et écouté. Pas à pas, l’arbre a dévoilé ses feuilles jusqu’à s’ouvrir sur une personne qui s’appelait Hélène et qui correspondait au prénom du dossier de Victoria, un prénom en forme d’indice. Il pouvait être mille personnes : Hélène est un prénom assez courant. Elle avait également griffonné une description : grande, yeux bleus, ainsi qu’une condition sociale de bonne famille et un indice important : elle avait déjà un enfant d’un an. Mon intuition se croisait avec les sources. C’était elle !
Le cœur battant, j’ai annoncé à Victoria que le X se dévoilait, se découvrait, s’illuminait. Je lui ai confirmé, dès que j’en ai eu la certitude, qu’Hélène était vivante : émotions, sensations, crispations, explosions. Aucun mot de la langue française ne peut exprimer un tel langage dans le corps et l’esprit. Aucun mot ne peut évoquer la tragédie des racines pelées.
Pour entrer en contact avec Hélène, Victoria a fait appel à un médiateur. La suite nous dira qu’en passant par le déni, les larmes et le pardon, la rencontre a eu lieu et la relation s’est établie. Mon travail se termine quand je donne à mes clients la capacité à se relier à leurs histoires, à se les approprier. Il me satisfait quand je prends conscience d’avoir permis une rencontre qui va transformer des vies.